Frustration.

Jusqu'à ces jours derniers, je n'avais aucun doute sur la pertinence de mes recherches. J'épluchais toutes les boîtes du département et faisais des fiches. Parfois je glanais des informations au hasard de mes lectures. La plateforme logistique, les sept entreprises de transport, les douze hypermarchés, les cinq magasins de bricolage et les dizaines de PME qui fabriquent de tout étaient fichées. Dates de création, de déménagement, de rénovation des locaux, d'extension. Je commençais à disposer d'un fichier digne des RG. Romain partait avec mes données et ramenait assez régulièrement des contrats ou au moins des promesses. Mais la semaine dernière, il a voulu innover. Il est allé prospecter une boîte que je n'avais pas encore répertoriée. Et pour cause! Un crématorium. Une douzaine de salariés à tout casser. Je ne sais pas comment mais il avait vu qu'on entamait la dixième année de fonctionnement du machin et ben il a réussi à leur fourguer un événement. Marion a écarquillé les yeux. Comment ça, fêter les dix ans du crématorium? Comme je vais faire pour intéresser la presse, les élus et qui que ce soit? Elle est allée aussi sec voir la patronne pour lui dire qu'elle ne cautionnait pas, que ça allait être un bide, que jamais elle ne réussirait à convaincre la moindre personnalité de venir. Ça tombait sous le sens! Et ben non, la patronne a donné raison à Romain. Depuis, on galère avec ce truc. Marion se fait jeter à chaque essai. Et moi, je me demande ce que je vais pouvoir caser à l'intérieur de cette farce. Et la patronne n'arrête pas de féliciter Romain parce que, quand même, parvenir à vendre le dixième anniversaire d'un crématorium, il fallait y penser. D'ailleurs, elle a été très claire: on doit tout faire pour que ce soit une réussite!

 

Je reprends après plusieurs semaines ce texte commencé sous la colère. L'anniversaire du crématorium s'est finalement bien passé. Contre toute attente! On a eu le premier adjoint, un chargé de mission de l'évêché, le directeur d'un service départemental de je ne sais plus quoi, un élu du conseil régional qui a financé la construction, un directeur de banque qui a prétendu lui-aussi avoir financé, une présidente ou vice-présidente de la chambre de commerce, au moins cinq chefs d'entreprises et cinq journalistes (oui, vous avez bien lu) dont une radio locale. Les dix salariés étaient aux anges. Marion aussi. Et il y a de quoi. Sans elle et sa capacité à traquer les personnalités, le truc tournait au fiasco. Moi, c'est le contraire. J'ai ruminé ma frustration pendant les deux heures que ça a duré. Faut dire que c'est Marion qui a pris les choses en mains et m'a dicté tout ce que je devais faire.

La patronne m'a quand même adressé des félicitations pour le travail mais j'ai reçu ses compliments avec un mélange de honte et de rage car je n'ai pas été à la hauteur. Romain, lui, a joué la modestie, affirmant qu'il n'y était pour rien, que c'était grâce à mes fiches qu'il avait décroché le contrat. Je doute que quelqu'un l'ai cru.

 

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